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Le vieil homme et la terre

  • 2 nov.
  • 4 min de lecture

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ll y a plusieurs années, j’ai été invité chez des amis d’amis. Maison superbe. Ambiance chaleureuse. Comme souvent dans ce genre d’occasions, je me suis retrouvé à aider en cuisine. J’ai eu la chance de grandir entouré de chefs. C’est devenu une passion.


Alors que j’étais affairé à découper je ne sais plus trop quoi, arrive le patriarche de la famille. Un homme plus très jeune, élégant, avec une présence qui apaise et impose. Il semblait curieux, et a commencé par me poser des questions sur ce que j’étais en train de préparer. Nous avons commencé à discuter cuisine, puis la conversation a pris une toute autre tournure.


Il m’a parlé de sa vie, de ce qu’il avait accompli. C’était impressionnant. Ce n’est pas tous les jours que j’ai la chance de me trouver devant un capitaine d’industrie. Le fondateur d’une entreprise textile devenue une multinationale. Une entreprise qu’il était en train de transmettre à ses enfants — et à ses petits-enfants qui jouaient tout autour de nous.

 Et puis, au détour d’une phrase, il m’a confié ceci, avec naturel, comme une conviction tranquille : « J’aime sentir une agitation nerveuse autour de moi. Le stress est un stimulant puissant pour les équipes. »


Je n’ai pas percuté sur le moment, mais cette phrase est restée. Je me souviens que son fils, qui était à proximité, a entendu ce qu’il venait de dire. Il m’a semblé se tendre. J’ai su plus tard qu’il était en train de reprendre les commandes de cet empire érigé par son père. Une responsabilité immense reposait sur ses épaules.


Le stress comme moteur de performance : une idée qui interroge.


 Il est vrai que, pendant des décennies, cette conviction a structuré le monde du travail. Le stress n’était pas un problème à résoudre, mais un levier à actionner. Un ingrédient quasi indispensable de la performance. On valorisait les équipes sous tension, les délais serrés, les pics d’intensité comme preuves d’implication. Le stress faisait partie du paysage professionnel.


Et il est vrai que, dans certaines circonstances, le stress peut jouer un rôle mobilisateur. Il active nos circuits de vigilance, nous permet de faire face à une situation ponctuellement difficile, de réagir rapidement, parfois même de nous dépasser. Mais la science est formelle: lorsqu’il devient chronique, le stress n’est plus un moteur — il devient un frein.


 Les recherches d’Amy Arnsten, professeure en neurosciences à Yale, ont notamment mis en évidence que le stress prolongé affecte directement le fonctionnement du cortex préfrontal.

Cette zone du cerveau est responsable de la mémoire de travail, de la concentration, du raisonnement, de la régulation émotionnelle. Sous pression constante, notre système nerveux finit par adopter des stratégies de court terme : il devient plus rigide, plus impulsif, moins créatif. Nos capacités relationnelles diminuent. Notre jugement se trouble.

 

Et ce phénomène ne concerne pas que l’individu. Il a aussi des effets très néfastes sur les organisations. Dans une entreprise, un stress constant fragilise les interactions, nourrit les conflits, désynchronise les efforts, et installe une forme de fatigue diffuse. On continue d’atteindre les objectifs, mais à quel prix ? La performance devient coûteuse. L’énergie s’épuise. La mémoire collective s’efface. Et un jour, la structure craque.

 

Épuisement des ressources naturelles. Épuisement des ressources humaines.


Ce qui m’a frappé, dans la phrase de ce grand patron, c’est moins son contenu que le naturel avec lequel elle a été prononcée. Cette manière d’assumer une logique managériale comme allant de soi. Une logique qui a dominé le siècle précédent et qui continue, dans bien des entreprises, à façonner les décisions, les pratiques, les arbitrages.

 Un peu comme si la « valeur travail » d’une personne se mesurait au niveau d’engagement — et donc de stress — qu’elle est capable d’encaisser. Objectifs élevés. Pression continue. Indicateurs rigides. Intensité perçue comme signe d’implication.

 Mais derrière ce modèle, une réalité trop peu mesurée : l’épuisement progressif des conditions mêmes de la performance.


C’est exactement ce que les sciences du vivant nous ont appris dans d’autres domaines. En agriculture, par exemple. On peut intensifier la production, ajouter des engrais, accélérer les cycles. Mais à un moment, il y a une limite, car le sol s’épuise. Nous sommes en train de le constater dans tous les pays qui pratiquent l’agriculture intensive. Le sol perd de sa fertilité, de sa capacité à absorber les chocs et à se régénérer. Et les rendements s’effondrent, de plus en plus.


Il en va de même avec les dynamiques humaines. Un système organisationnel peut masquer sa fatigue pendant un temps. Mais tôt ou tard, les signaux émergent : désengagement, turn-over, perte de sens, tensions, isolement. Autant de symptômes d’une usure qui n’est souvent pas mesurée, et qui n’est pas visible sur les indicateurs de performance présentés aux comités de direction. En tout cas pas encore.


Changer de logiciel, changer de leadership


Ma conviction est que le modèle managérial hérité du XXe siècle — le modèle « à l’américaine » comme on disait à l’époque, fait de pression et d’une recherche sans limite de croissance — n’est plus adapté. Il est contre-productif. Il ne nous mène nulle part, sinon à notre perte.


Ma conviction est que nous devons changer de logiciel, et surtout, de leadership.


C’est un sujet sur lequel nous sommes en train de travailler chez Eclore car nous sommes bien conscients qu’il ne suffit pas d’agir au niveau individuel même en proposant des programmes de prévention uniques d'une qualité sans égale. Nous savons que chacun doit prendre sa part de responsabilité : les personnes, les employeurs mais également les politiques. A ce stade, nous sommes une graine en train d'éclore mais la mission que nous nous sommes fixés est de sensibiliser mais également de proposer des solutions concrètes à chacun de ses niveaux. 


Références

• Arnsten, A. F. T. (2009). Stress signalling pathways that impair prefrontal cortex structure and function. Nature Reviews Neuroscience, 10(6), 410–422.

• McEwen, B. S. (2007). Physiology and neurobiology of stress and adaptation: Central role of the brain. Physiological Reviews, 87(3), 873–904.

• Goleman, D. (2013). Focus: The Hidden Driver of Excellence. Harper Business.

• Laloux, F. (2014). Reinventing Organizations. Nelson Parker.

• Edmondson, A. (2019). The Fearless Organization. Wiley.

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