Burnout - vers une crise silencieuse de santé publique : l’épuisement lié au travail en Europe
- 22 nov.
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L’Europe est en train de faire face à une crise qui ne porte pas encore officiellement son nom. Contrairement aux crises sanitaires aiguës – comme la pandémie de COVID-19 – celle-ci progresse lentement, s’infiltre silencieusement dans les organisations et touche une partie massive de la population active. Les troubles de santé mentale liés au travail, en particulier l’épuisement, le stress chronique et la fatigue cognitive, atteignent aujourd’hui une ampleur qui dépasse largement le cadre du « risque professionnel ». Les données européennes montrent qu’il s’agit désormais d’un enjeu majeur de santé publique. Les politiques dans plusieurs pays se sont emparés du sujet. C'est un premier pas important mais des mesures plus résolues s'imposent.
1. Une prévalence massive, documentée et sous-estimée
Les chiffres européens sont sans ambiguïté. Selon la dernière enquête paneuropéenne, 27 % des travailleurs européens déclarent souffrir de stress, d’anxiété ou de troubles dépressifs causés ou aggravés par le travail¹. Une autre étude, menée dans 19 pays européens, révèle qu’environ 45 % des salariés âgés de 15 à 64 ans sont exposés à au moins un facteur de risque psychosocial susceptible d’altérer leur santé mentale². Ces chiffres ne sont pas marginaux. Ils ne décrivent pas une sous-population vulnérable. Ils décrivent le cœur de la population active européenne.
Lorsqu’un phénomène touche un travailleur sur trois et qu’il progresse d’année en année, on ne peut plus parler de cas isolés. Il s’agit d’un processus systémique, structurel, généré par un environnement de travail qui sollicite les individus au-delà de leurs capacités d’adaptation.
2. Des mécanismes bien compris : surcharge cognitive et fragmentation attentionnelle
Les recherches en neurosciences convergent sur un point : la capacité cognitive humaine est limitée. Le cerveau ne peut pas traiter un flux continu d’informations et subir des interruptions constantes sans en payer le prix.
Or, les modes de vie et les organisations européennes fonctionnent aujourd’hui sur un modèle où :
– les journées commencent avant même le réveil avec des notifications sur les smartphones ;
– les tâches importantes sont interrompues plusieurs dizaines de fois par jour ;
– les open spaces, les visios en cascade et les flux numériques créent un bruit cognitif permanent ;
– les frontières entre vie professionnelle et vie privée se sont presque effacées.
Je l'explique plus en détail dans plusieurs autres articles que j'ai publiés récemment. Quoi qu'il en soit, ce mode de fonctionnement et ce modèle de travail n’est plus compatible avec les limites biologiques humaines, ce qui explique la progression rapide des troubles de santé mentale.
3. Des conséquences humaines comparables aux grandes crises sanitaires
La pandémie de COVID-19 a été aiguë, brutale, visible.
La crise mentale liée au travail est l’exact opposé : diffuse, continue, silencieuse.
Mais en termes de nombre de personnes touchées, elle joue dans la même catégorie.
L’EU-OSHA estime que les risques psychosociaux sont l’un des premiers motifs d’absentéisme de longue durée en Europe¹. L’ETUI, dans son rapport 2025, chiffre à plus de 100 milliards d’euros par an le coût économique direct des problèmes de santé mentale liés au travail³. D’autres estimations européennes montent jusqu’à 600 milliards d’euros en incluant les pertes de productivité, le présentéisme et les soins médicaux⁴.
En Belgique, le coût de l’épuisement professionnel et de la souffrance psychique liée au travail atteint des montants qui dépassent aujourd’hui le simple enjeu organisationnel. Selon les estimations de l’INAMI, un burnout de longue durée coûte généralement entre 40 000 € et 110 000 € par personne, en combinant les indemnités d’incapacité, les soins, les remplacements et les pertes de productivité. Les dépenses totales liées aux dépressions et burnouts de longue durée ont dépassé 1,6 milliard d’euros en 2020 et sont estimées à plus de 2 milliards d’euros en 2023, avec une progression continue depuis près d’une décennie. Ces chiffres indiquent qu’il ne s’agit plus seulement d’un problème individuel, mais d’un risque majeur de santé publique dont les coûts, aujourd’hui, sont largement assumés par la collectivité.
Aucun autre risque professionnel ne présente une telle combinaison : prévalence élevée + coût massif + progression rapide. C’est aussi la seule pathologie liée au travail qui, selon l’ETUC, serait associée à plus de 10 000 décès par an en Europe⁵.
Si l’on ne parle pas de pandémie, c’est uniquement parce que cette crise est chronique et non infectieuse. Mais en matière de santé publique, la gravité est comparable.
4. Nous ne sommes plus au stade de la sensibilisation
Depuis dix ans, les politiques publiques et les organisations tentent de sensibiliser campagnes d’information, conférences, formations, chartes internes.
Les intentions sont louables mais les données montrent que cela n’a pas suffi.
Quand un phénomène touche déjà un tiers de la population active, la question n’est plus :
« Faut-il sensibiliser les entreprises ? ». La question est : « Combien de temps peut-on encore se permettre de ne pas agir structurellement ? »
La prévention de la santé mentale ne peut plus dépendre de la seule bonne volonté des employeurs qui répètent souvent: nous n'avons pas le temps ou les budgets sont limités. Il s’agit désormais d’un enjeu de santé publique où chacun doit assumer sa part de responsabilités. Le moment est peut-être venu de considérer la mise en place de
normes contraignantes, d'obligations de prévention plus sérieuses, d'indicateurs de suivi,
de contrôles et de conséquences pour les organisations qui produisent massivement du burnout. Comme pour ces usines du XXe siècle qui ont longtemps émis massivement du CO₂ sans se soucier des conséquences sociales, environnementales et financières pour la collectivité, le moment est peut-être venu de regarder le burnout sous le même angle. Certaines pratiques organisationnelles produisent de la performance à court terme uniquement parce qu’elles pressent les équipes au-delà du raisonnable… et parce que les coûts de cette pression ne sont pas supportés par ceux qui la génèrent. Les organisations captent les bénéfices, mais lorsqu’un collaborateur s’effondre, c’est la collectivité qui prend en charge les indemnités, les soins, les remplacements et les pertes de productivité. Rien n’incite donc réellement à réduire ce « CO₂ humain ». Il serait peut-être temps de raisonner comme on l’a fait pour le climat : reconnaître que ces coûts ne peuvent plus être externalisés indéfiniment, fixer des seuils au-delà desquels un signal d’alerte s’impose, et envisager — comme pour la taxe carbone — l’idée d’une taxe burnout. Non pour punir, mais pour aligner enfin les incitations, réduire les dommages évitables et protéger un système de santé déjà largement sous tension. Bien entendu, il est aisé d’affirmer que le burnout serait d’abord un problème individuel, lié à la personnalité, à la gestion du stress ou à un manque d’organisation. Une part de vérité existe : certains profils sont plus vulnérables que d’autres. Il s'agit le plus souvent des plus investies et le plus précieuses pour les organisations. Je suis le premier à le dire, l’accompagnement individuel a toute son importance. Mais face à une crise d’une telle ampleur, cette lecture ne suffit plus. On ne répond pas à un phénomène structurel avec des solutions individuelles uniquement. Chacun doit prendre sa part de responsabilité : l’individu, en apprenant à protéger ses ressources ; les organisations, en repensant des modes de fonctionnement qui génèrent de l’usure ; et les pouvoirs publics, en mettant en place des mécanismes qui n’incitent plus à externaliser les coûts humains.
C’est dans cette articulation: individuelle, organisationnelle et politique que se trouve la solution. Comme pour la transition énergétique, cela va prendre du temps. Nous devons repenser nos manières de fonctionner et l'accélération continue de l'innovation technologique ne cesse de nous placer devant de nouveaux défis.
En conclusion
L’Europe est confrontée à une crise de santé au travail dont les chiffres égalent certaines grandes crises sanitaires — mais dont la progression est si silencieuse qu’elle n’a pas encore déclenché la mobilisation nécessaire.
Nous ne sommes plus à l’heure de débattre de la légitimité du sujet.
Nous sommes face à un enjeu de santé publique majeur.
EU-OSHA, « Psychosocial risks and mental health at work », Survey 2022.
Albulescu et al., « Psychosocial risks in 19 European countries », Frontiers in Public Health, 2024.
ETUI, « European Report on the Costs of Work-Related Psychosocial Risks », 2025.
Global estimations reported by EU-OSHA and Eurofound (2014–2023).
ETUC, « Workplace stress epidemic killing 10,000 people a year », 2023.



