Management toxique : déconstruisons le mythe de l’alpha.
- 4 août
- 4 min de lecture

Depuis des décennies, dans les organisations, le terme « alpha » évoque un profil dominateur : celui qui s’impose, qui tranche, qui ne montre jamais de failles. Dans l’imaginaire collectif, hérité de vieilles conceptions du management, le leader serait celui qui se fait respecter par la force, qui inspire la crainte et dont la voix ne se discute pas. Cette vision est encore profondément ancrée, parfois inconsciemment : il suffirait d’observer les critères implicites qui font « bonne impression » lors d’un entretien de recrutement ou d’une évaluation de potentiel. On valorise la confiance en soi, l’assurance, la capacité à décider vite et à prendre le dessus. En somme, on confond encore trop souvent leadership et domination.
Et pourtant, si l’on prend le temps d’observer ce que la nature nous enseigne, cette idée s’effondre. Le primatologue Frans de Waal, dans ses travaux sur les chimpanzés et les bonobos (de Waal, 2009), démontre que l’accession au statut d’alpha n’a rien à voir avec une brutalité gratuite. Chez les chimpanzés, le mâle ou la femelle alpha – car oui, il y a aussi des femelles alpha – n’est pas seulement celui ou celle qui est le plus fort physiquement.
C’est celui ou celle qui sait protéger le groupe, arbitrer les conflits, apaiser les tensions et… prendre soin. L’alpha passe du temps à rassurer les jeunes, à distribuer de la nourriture, à créer des alliances. Son pouvoir ne tient pas seulement à la force, mais au soutien collectif qu’il ou elle suscite. Et lorsqu’un individu plus brutal tente de renverser l’alpha en place, il échoue souvent : car la communauté, solidaire, se ligue contre lui. La loyauté est plus puissante que la peur.
Ce modèle naturel est fascinant, car il nous renvoie à une question essentielle : et si nous avions mal compris ce qu’est un véritable leader ? Dans beaucoup d’entreprises, on confond encore le manager qui fait régner la discipline par la pression avec celui qui inspire réellement la cohésion et la performance durable. Or la science organisationnelle le confirme : ce qui produit les meilleurs résultats à long terme, ce n’est pas un climat de peur, mais un climat de sécurité psychologique (Edmondson, 1999). Quand les collaborateurs se sentent en confiance, qu’ils savent qu’ils peuvent s’exprimer sans craindre d’être humiliés ou sanctionnés, ils innovent plus, coopèrent mieux et s’engagent davantage.
À l’inverse, un « alpha toxique » – celui qui impose, critique, écrase – peut produire des résultats à court terme, mais au prix d’une usure accélérée. Les signaux d’alerte ne trompent pas : stress chronique, turnover, silos, perte de motivation. Le parallèle avec les chimpanzés est frappant : le mâle brutal peut impressionner quelques semaines, mais il finit isolé, car personne ne lui fait confiance. Dans une équipe humaine, c’est la même mécanique : la performance s’érode dès que la confiance est rompue.
Pourtant, le système fabrique encore ces conditions : indicateurs de performance toujours plus serrés, objectifs irréalistes, pression concurrentielle. Comme la planète qu’on surexploite, les ressources humaines s’épuisent sous la contrainte. Les entreprises veulent des résultats immédiats, et parfois sacrifient la qualité des relations au travail, oubliant que la performance collective est avant tout une affaire de qualité relationnelle et de régulation émotionnelle. Un collaborateur sous stress permanent ne peut pas fonctionner de façon optimale : ses capacités cognitives diminuent, ses décisions deviennent plus impulsives, sa créativité s’éteint (McEwen & Gianaros, 2011).
Et si nous changions de perspective ? Plutôt que de recruter ou promouvoir des « managers alpha » au sens caricatural – ceux qui cochent toutes les cases de la posture assurée mais peinent à créer du lien – pourquoi ne pas s’inspirer de la nature ? Chez les chimpanzés, un alpha digne de ce nom est un véritable ciment social. Il protège, il soutient, il veille à la cohésion du groupe. Il n’est pas celui qui gagne seul, mais celui qui fait gagner les autres.
Transposons cela aux entreprises : un vrai leader est celui ou celle qui apaise les tensions au lieu de les exacerber, qui crée un cadre où l’on ose expérimenter, qui prend soin des relations au sein de l’équipe. Un manager qui a compris que le bien-être n’est pas un supplément d’âme, mais un levier stratégique de performance. Car un collaborateur qui se sent en sécurité, écouté et reconnu, est plus résilient, plus engagé et… plus performant.
La psychologie positive, avec des modèles comme PERMA (Seligman, 2011), nous donne aujourd’hui une grille de lecture claire pour identifier ces leviers : l’importance des émotions positives pour élargir notre champ cognitif (Fredrickson, 2009), le rôle de l’engagement et du sens, la puissance des relations de confiance. Ces recherches, robustes et reproductibles, montrent que le climat relationnel d’une équipe est une variable stratégique, pas une question accessoire.
Peut-être est-il temps d’en tirer toutes les conséquences. Et si, pour recruter un manager, nous calquions sa “job description” sur celle d’un véritable alpha chimpanzé ? On y trouverait : la capacité à fédérer au lieu de diviser, à protéger les plus vulnérables, à redistribuer les ressources équitablement, à arbitrer les conflits avec intelligence émotionnelle. Pas de brutalité, pas d’ego démesuré, mais une vraie force d’ancrage. Imaginez une entreprise remplie de leaders de ce type : combien de managers toxiques disparaîtraient ? Combien de burn-out évités ?
Le mythe de l’alpha brutal a la vie dure, mais la science et la nature nous offrent une autre vision : celle d’un leadership au service du groupe. À nous, professionnels RH, dirigeants et décideurs, de nous demander : et si nous avions enfin la maturité de choisir la loyauté et la cohésion comme critères premiers de leadership ?
Références
de Waal, F. (2009). The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society. Harmony Books.
Edmondson, A. (1999). Psychological Safety and Learning Behavior in Work Teams. Administrative Science Quarterly, 44(2), 350-383.
Fredrickson, B. L. (2009). Positivity. Crown.
McEwen, B. S., & Gianaros, P. J. (2011). Stress- and allostasis-induced brain plasticity. Annual Review of Medicine, 62, 431-445.
Seligman, M. E. P. (2011). Flourish: A visionary new understanding of happiness and well-being. Free Press.



